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Quand, au jour J 4,
il s’était agi de répartir les missions de sabotage en Bretagne, Bourgoin et
Puech-Samson s’étaient trouvés, à plusieurs reprises, devant de délicats
dilemmes.
Dix-huit nouveaux
commandos devaient être largués à J + 1, mais si les risques étaient à peu près
égaux pour tous, certaines missions étaient beaucoup plus importantes que d’autres.
L’une d’entre elles, avait souligné le général Mac-Leod, était vitale.
Il s’agissait de bloquer
la voie ferrée Paris-Rennes-Brest. Des spécialistes du B.C.R.A. avaient été
parachutés six mois auparavant pour étudier le problème, et ils étaient revenus
avec une unique solution : le tunnel de la Corbinière.
Le tunnel de la
Corbinière est situé près de Messac, à une cinquantaine de kilomètres de Rennes.
Il est encaissé au fond d’un étroit ravin : un convoi qui sauterait et se
coucherait à l’intérieur bloquerait la voie pour au moins un mois.
La voie ferrée
Paris-Brest inutilisable pour les Allemands, c’était un état de choses qui
pouvait considérablement changer la physionomie des combats en Normandie.
Bourgoin devait parmi
les siens désigner cinq hommes. Cinq hommes capables de réussir l’impossible. Car
si les conclusions des spécialistes du B.C.R.A. étaient évidentes, les
Allemands, sans conteste, étaient parvenus aux mêmes. Le tunnel était jour et
nuit gardé par des groupes d’élite ; trois nids de mitrailleuses en
interdisaient toute approche.
Pour diriger le commando,
il convenait donc de désigner un officier d’une grande audace, d’une folle
témérité, un homme qui ne se découragerait jamais quelles que soient les
difficultés ou les risques devant lesquels il se trouverait.
Bourgoin et Puech-Samson
passaient en revue depuis deux heures la liste de leurs jeunes officiers. Ils
arrivaient à l’heureuse conclusion qu’à peu près tous pouvaient convenir, mais
aussi au douloureux embarras qu’un choix logique était pratiquement impossible.
Pourtant il existait un
oiseau rare. Un officier avait été le premier nommé. Sans cesse son nom
revenait sur le tapis, mais s’il y avait un énorme « pour », il était
contrebalancé par un non moins énorme « contre ».
Ce nom autour duquel les
deux chefs n’arrêtaient pas de tourner était celui du sous-lieutenant Michel de
Camaret.
« Je suis d’accord
avec toi, il est fou, admettait Puech-Samson. C’est d’ailleurs un incontestable
avantage, une immense qualité, mais la témérité de Camaret risque de se retourner
contre lui. Si on me demandait de désigner un type pour donner l’assaut à la
baïonnette tout seul à une division blindée et ce, en chantant La
Marseillaise, mon choix se porterait sur Camaret sans la moindre hésitation.
Mais tu sais aussi bien que moi que ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Et que
Camaret se fasse tuer dans la première demi-heure qui suivra son atterrissage n’empêchera
en rien le Paris-Brest de passer. Même si Michel obtient la plus belle citation
posthume du bataillon.
— Il y a du vrai, reconnaît
Bourgoin, mais tu exagères. De Camaret est intelligent, tu le sais aussi bien
que moi. Si on lui explique l’importance de sa mission, je le crois capable de
réfréner sa fougue et sa haine. Il sera capable aussi d’aller au-delà des
autres. C’est pour ça que notre choix doit à mon avis se porter sur lui. J’ajoute
qu’il sera accompagné par un sous-officier et trois hommes. On peut, pour
contrebalancer Camaret, les choisir parmi les plus modérés, sélectionner des
hommes qui pourraient, à bon escient, réfréner les ardeurs de leur chef.
— Mon commandant, tu
te fous de moi, ou quoi ? Tu vois sérieusement un sergent balancer à
Camaret : « C’est peut-être un peu risqué, un peu trop dangereux ce
que vous nous demandez là, mon lieutenant » ? S’il s’en tire avec une
balle de 11,43 dans la gueule, il pourra se considérer comme un verni, ton
sous-officier modéré ! Cela dit, tu me donnes une idée. Il y a un type au
bataillon, et un seul, qui soit capable de canaliser la fougue de Camaret, c’est
son aller ego Denys Cochin. Ils font partie, tous les deux, de la même
bande de ruffians, mais Cochin est, disons, plus nuancé. Si tu les envoies
ensemble exercer la même passion que celle dont ils font preuve pour foutre le
bordel à chacune de leur permission, ça va devenir malsain, effectivement, de
se promener dans son tunnel. »
Bourgoin reste songeur.
« Évidemment, finit-il
par répondre. Mais ça fait deux sous-lieutenants pour une seule mission.
— Oui, mais quelle mission !
— Évidemment, Don
Quichotte et Sancho Pança, reprend Bourgoin. Et on peut y ajouter le sergent
Détroit, Collobert et Nunès.
— Par exemple, conclut
Puech-Samson, et si avec une chimie pareille le Paris-Brest continue à rouler, nous
n’aurons plus qu’à réclamer la mutation du bataillon au Théâtre aux Armées. »
6 juin - Jour J. Michel
de Camaret et Denys Cochin viennent d’apprendre qu’ils sautaient dans la nuit. Bourgoin
et Puech-Samson leur ont exposé les détails et l’importance de leur mission. Ils
rejoignent à grands pas leur baraque dans laquelle ils viennent de convoquer
Détroit, Collobert et Nunès.
« C’est quand même
bizarre, deux officiers pour la même mission, fait remarquer Camaret. D’autant
que nous sommes les seuls du bataillon dans ce cas.
— Ça n’a rien de
bizarre, rétorque Cochin. Tu ne pensais pas qu’ils allaient te laisser partir
seul ? Ils ont le trac que tu te dégonfles, ils m’ont sûrement désigné
pour te pousser au cul. »
Camaret hausse les
épaules.
« Ou pour me
distraire, tu es tellement marrant. »
8 juin. 6 h 30
du matin. Il y a près de vingt-quatre heures que le commando Camaret-Cochin est
embusqué dans un épais buisson. Les parachutistes surplombent d’une
cinquantaine de mètres le tunnel, la voie, les postes de garde allemands. Cochin
et Camaret se repassent les jumelles, notent les moindres mouvements des
sentinelles.
Au début tout avait
merveilleusement bien marché. Ils avaient constaté, en rampant dans la nuit
comme des chats, que les postes allemands étaient excessivement mal disposés. Pour
des raisons pratiques évidentes, les trois nids de mitrailleuses se trouvaient
dans le fond du ravin.
Malgré les craintes
énoncées par les agents du B.C.R.A., les Allemands ne devaient redouter que
mollement une attaque sur le tunnel, et les factionnaires considéraient ce
poste comme un semi-repos. S’ils avaient disposé un nid de mitrailleuses au
point exact d’où les parachutistes français les observaient, toute action
aurait été rendue beaucoup plus délicate.
Hélas ! devant un
fait plus grave, l’euphorie des parachutistes s’était vite dissipée : depuis
vingt-quatre heures aucun train n’était passé, pas le moindre mouvement ne s’était
déclaré sur la voie, et ceci expliquait peut-être cela.
Michel de Camaret est à
bout de nerfs. Il veut agir. Il est rageur, exaspéré d’observer les Allemands
sans rien faire. Pour la dixième fois, il ressasse à Cochin :
« Enfin, bordel de
merde, butons-les ! Ils ne sont que neufs et ils roupillent à moitié. On n’en
a pas pour une minute. Après, on installe les charges et on attend.
— Tu ne veux pas
arrêter de déconner, Michel ? Ils ont sûrement, plusieurs fois par jour, des
contacts radio et téléphoniques avec leur base. S’ils n’appellent pas ou s’ils
ne répondent pas, on va leur envoyer du renfort pour voir ce qui se passe.
— Et alors ? On
attendra les renforts. Il y a un seul sentier pour parvenir jusqu’ici. La base
ne va pas envoyer une division pour voir si le téléphone est en dérangement.
— Maintenant, arrête,
tu me pompes le cervelet. Je sais aussi bien que toi qu’on peut tuer des
Allemands et qu’on peut même en tuer beaucoup. Mais ça n’est pas pour ça qu’on
nous paie. C’est pour faire dérailler un train dans le tunnel. Et un train, y
en a pas.
— De toute façon, s’il
en arrive un, il ne risque pas de sauter.
— Tu m’emmerdes, Michel.
Ce qu’il faut, c’est se renseigner. Y a forcément quelqu’un qui est au courant
du mouvement.
— Tu veux aller à
la gare demander les horaires ? raille Camaret.
— Et pourquoi pas ?
Tu as mieux à me suggérer ?
— Tu es sérieux, Denys ?
— Je n’ai jamais
été aussi sérieux de ma vie. Dès que le jour tombera nous irons à Messac ;
il y a à peine trois kilomètres ; là nous tâcherons de trouver le chef de
gare.
— En espérant que c’est
un Allemand qui le fait cocu et qu’il va tout nous balancer pour se venger.
— Primo, ça ne peut
être qu’un Allemand qui le fait cocu, tous les Français valides du coin étant
dans le maquis. Secundo, les employés de la S.N.C.F. n’ont pas la réputation d’être
particulièrement collaborateurs.
— Et s’il n’est pas
cocu ? intervient le sergent Détroit.
— Ça ne se serait
jamais vu », répondent presque en chœur les sous-lieutenants qui ont
retrouvé leur optimisme.
Messac, 19 h 30.
Cochin et Camaret ont laissé Détroit, Collobert et Nunès à l’affût dans leur
planque. Les deux officiers se glissent dans l’ombre jusqu’à la gare qu’ils
contournent et dans laquelle ils pénètrent en suivant la voie. À part un bureau
faiblement éclairé par une lampe fatiguée, tout semble désert.
Camaret se plaque contre
le mur à gauche de la porte. Cochin se baisse pour passer et se plaque à droite.
L’un après l’autre ils risquent une brève série de coups d’œil à travers la
porte vitrée.
Devant un bureau
crasseux et désordonné, un homme est assis ; il avale avec délices de
lourdes cuillerées de soupe, n’interrompt son festin que pour casser du pain
dur en petits morceaux dont il épaissit son potage.
Il ne donne pas l’impression
d’être le chef de gare, mais plutôt un vague sous-fifre de faction. En tout cas,
il ne peut représenter le moindre danger. Âgé d’une soixantaine d’années, il a
le cheveu rare et le ventre rond. Sur un signe de Camaret, les deux
parachutistes entrent brusquement dans le bureau et referment la porte sur eux.
« Bon appétit, pépé,
lance Camaret. Te dérange pas pour nous. On ne fait que passer. »
Bien que surpris, l’homme
ne se démonte pas le moins du monde. La bouche pleine, il marmonne, se parlant
à lui-même :
« Qu’est-ce que c’est
encore que ceux-là ?
— C’est juste pour
un renseignement, enchaîne Cochin. On voudrait simplement savoir quand il va
passer un train, soit vers Brest, soit vers Paris. »
Le vieux fait preuve d’un
calme surprenant. Il n’est sûrement pas breton. Il parle lentement, posément ;
son timbre trahit une origine gasconne. Il demande :
« Dites donc, vous
seriez pas des gaullistes, par hasard, tous les deux ? »
Camaret s’impatiente.
« On peut rien te
cacher, grand-père. Mais on n’a pas de temps à perdre pour tailler une bavette
avec toi. On t’a posé une question. Tout ce qu’on te demande c’est d’y répondre.
Pour le reste, on t’expliquera plus tard.
— C’est ça, c’est
bien des gaullistes, ânonne le vieux. V’là les emmerdements qui commencent. Y-a-qu'à
moi que ça arrive, ces trucs-là. Tout allait trop bien, il fallait qu’y s’ramènent.
— Pas de collabos
dans la S.N.C.F., hein ? râle Camaret en s’adressant à Cochin, tu me la
copieras.
— Holà ! holà !
doucement, petit, réplique le vieux. J’ai jamais dit ça. Les Boches je ne les
encaisse pas plus que toi. Mais je suis à deux mois de la retraite et j’ai plus
l’âge de vos conneries. En 14, ça m’amusait encore ; maintenant pour moi c’est
la pêche à la ligne, là-bas chez moi, du côté de Bergerac. »
Cochin et Camaret ne
peuvent s’empêcher de sourire.
« Écoute, explique
Cochin doucement, dis-nous simplement si tu es au courant des mouvements sur
les rails.
— Vous voulez faire
péter un train sous le tunnel de la Corbinière ? » interroge le vieux.
Les deux parachutistes
échangent un regard surpris.
« Oh ! je suis
pas extralucide, poursuit le vieux, mais c’est tellement évident ! Ça fait
près d’un an que je me demande ce qu’attendent les petits rigolos de la
Résistance.
— Écoute, interrompt
Camaret, tout ça c’est bien joli, mais ça ne répond pas à notre question.
— Hélas ! mes
pauvres gars, y passe plus rien de régulier, et ça fait une bonne quinzaine qu’on
n’a rien vu. Et puis, tout d’un coup, sans crier gare, ça n’arrête pas, les
convois se succèdent pendant des heures.
— Et ils ne vous
signalent rien à l’avance ?
— Eux, rien du tout !
Mais par la Résistance il nous arrive de vagues renseignements. Je sais par
exemple qu’un important convoi de D.C.A. va quitter Brest en direction de
Rennes. Mais quand ? Aujourd’hui ? Demain ? La semaine prochaine ? »
Cochin hoche la tête, songeur.
« On pourrait
installer une grosse charge sur la voie, une charge qui péterait par contact.
— Non, les gars. Les
Boches vérifient le tunnel deux fois par jour, et croyez-moi, ce sont des
spécialistes.
— Et si on faisait
péter le tunnel ?
— C’est du solide. Vous
n’arriverez qu’à l’endommager. S’il le fallait ils enverraient deux mille
hommes. En moins de vingt-quatre heures, ils le dégageraient.
— Enfin, bon Dieu, il
y a sûrement une solution », peste Camaret.
Le vieux jette un regard
à sa gamelle et reprend son repas après avoir déclaré :
« Avec vos
histoires ma soupe va refroidir. »
Il engloutit le reste du
potage, gratte soigneusement la gamelle pour rassembler les miettes de pain
agglutinées au fond ; après la dernière cuillerée, il l’essuie à l’aide d’une
serviette douteuse et va ranger ses ustensiles dans un placard.
Au portemanteau, il
prend sa veste qu’il enfile. Cochin et Camaret remarquent les rubans : la
médaille militaire et la croix de guerre 14-18.
Le vieux se rassoit. De
la poche de sa veste, il extrait un paquet de tabac gris presque vide, un petit
étui de feuilles à rouler ; il se lance alors habilement dans la
confection d’une cigarette à peine plus épaisse qu’une aiguille à tricoter. Il
craque une allumette et attend, contemplatif, que le soufre se consume. Il tire
une longue bouffée, puis fixant les parachutistes, annonce :
« Y a peut-être un
moyen. »
Les sous-lieutenants le
dévisagent, attentifs. Conscient de l’intérêt qu’il suscite, le vieux poursuit :
« Seulement, voilà.
Vous avez du pognon tous les deux ?
— Non, mais tu n’as
pas honte, vieux salopard, jette Camaret indigné.
— Vous avez du
pognon ou vous n’en avez pas ?
— On a de l’argent
de la Libération, des billets frappés en Angleterre qui auront cours dans les
territoires libérés.
— V’là autre chose,
lance le vieux cheminot sceptique. Fais voir un peu ça. »
Cochin sort de sa poche
un billet de cent francs, de la forme et de la couleur d’un dollar. Le vieux s’en
saisit, le palpe entre ses doigts rugueux, l’examine en transparence, et le
rend aux parachutistes en disant :
« Après tout, ça
ira peut-être. »
Camaret frappe la table
du plat de la main.
« Maintenant, ça
suffit, accouche ton idée et ton prix. »
Cochin se montre plus
réservé. Il est visiblement intrigué par l’attitude du vieux qui, toujours sans
se démonter, déclare :
« J’ai une
locomotive, une Pacific, une grosse machine, ça peut faire votre affaire.
— Et tu veux la
vendre ?
— En quelque sorte,
si vous voulez. Mais nettement au-dessous de son cours. Je pense que trois ou
quatre mille francs suffiraient.
— Une fois pour
toutes, explique-toi. »
Dans un bon sourire, le
vieux lâche enfin :
« Cette idée-là, mes
enfants, vous êtes pas les premiers à l’avoir. Les petits gars du maquis l’ont
étudiée sous tous ses angles, mais ils sont mal armés, et pour aller dans le tunnel,
il faut commencer par anéantir les Boches qui le gardent. Si vous vous chargez
de cette partie du boulot, nous on peut vous lancer la locomotive dans le
tunnel. Seulement, le chauffeur et le mécano n’ont aucune envie de se suicider.
Il faudra qu’ils sautent après avoir mis toute la vapeur, et après avoir sauté,
faudra qu’ils se taillent vite fait. Et pour ça il leur faudra des vélos, parce
que les Allemands vont pas être longs à se réveiller, et des vélos ils en ont
pas. Et par les temps qui courent, des vélos, ça coûte du pognon.
— En somme, réplique
Camaret, si on te paie deux vélos, on peut envisager de monter l’opération ?
— Ça peut se faire.
— Et tes gars, le
mécano et le chauffeur, tu en es sûr ?
— Vous inquiétez
pas pour ça, et d’abord l’un des deux c’est mon fils.
— Et ta loco, on
peut la voir ?
— Pardi ! je
ne vais pas vous vendre une marchandise sans vous la montrer. Suivez-moi jusqu’au
dépôt, il n’y a qu’à longer la voie sur cinq cents mètres.
— Les Allemands ?
Y a pas de ronde ?
— En ce moment, c’est
calme, et puis si je prends le risque, vous pouvez en. faire autant, vous ne
pensez pas ? »
La locomotive est énorme.
Évidemment, il sera plus aisé de dégager une matrice qu’un convoi, mais couchée
en travers du tunnel, déchiquetée, il est presque certain que la Pacific bloquera la ligne pendant plusieurs jours.
L’extravagante affaire
se traite. Cinq mille francs changent de main. Le vieux se charge de tout, affirme
que la machine haut le pied arrivera dans le tunnel le lendemain à 12 h 30
précises. Elle roulera à forte vitesse, sur la voie de droite, dans le sens Messac-Brest.
Aux parachutistes de régler les détails concernant la neutralisation des
Allemands et le déraillement. Cochin et Camaret rejoignent dans la nuit leurs
compagnons avec lesquels ils mettent sur pied avec minutie le plan d’attaque qu’ils
fixent au lendemain 12 heures.